Dialogue entre Enrico Lunghi et Silvio Wolf

Enrico Lunghi

in II Biennale Internationale de la Photographie et des Arts visuels, Coeur Saint-Lambert, Liége 1999

Enrico Lunghi : Silvio, tu viens à Liège pour la première fois et on t’assigne un espace souterrain, assez difficile parce que très présent. On pourrait dire qu’il s’agit de l’un de ces quelconques parkings pour voitures, impersonnels et sans histoire, et pourtant, les conditions de sa construction et sa situation sont plutôt particulières. Qu’est ce qui t’intéresse en intervenant ici ?

Silvio Wolf : Chaque nouvelle installation est pour moi un défi et une aventure. Ce lieu m’était étranger et inconnu, j’ai été appelé et j’ai répondu à l’appel. Je suis entré dans ce ‘ventre secret’ de la ville sans images ni idées préconçues, sans conna”tre l’endroit ni sa langue. Ma familiarité avec ce lieu est née en en traversant le seuil et en le concevant comme un espace symbolique dans lequel mes gestes pouvaient être ceux d’un rituel. J’avais en effet, le choix de considérer que je me trouvais dans un quelconque chantier anonyme quelque part dans le monde ou bien très précisément à Liège, sous la place Saint Lambert, en l’été 1999.

Ce qui m’a impressionné c’est l’aspect de ‘catacombe technologique’, proche des fouilles de l’ancienne église, tout comme la pression psychologique qui s’exerce du fait de se trouver à deux niveaux au-dessous de l’énorme édifice nouvellement construit ainsi que l’absence de relation entre l’espace intérieur et extérieur.
L’énorme ‘ventre’ était vide, sa tradition restait à découvrir et à écrire. C’était en quelque sorte le devoir à accomplir en étant invité à me mesurer au lieu.

E.L. : En 1979 du écrivais déjà : ” L’extérieur se confronte à l’intérieur. Annuler l’un c’est posséder l’autre “. D’une certaine façon, on retrouve dans ton projet liégeois un ensemble de paramètres présents depuis le début de ton parcours, c’est-à-dire ‘faire voir’ un lieu différemment grâce au travail photographique, même si aujourd’hui tu te concentres davantage sur l’espace réel et moins sur l’espace photographique en tant que tel et si, en plus, tu introduis la dimension sonore. Or, dans ce projet, le son est double aussi : il y a d’une part les voix du marché, de l’autre le vrombissement des autobus publics…

S.W. : La relation intérieur/extérieur est un thème récurrent dans mon travail, aussi bien en tant que dimension spatiale que comme métaphore. Il en va de même pour le thème du seuil, des limites entre extérieur et intérieur, du double. Je pense que cela vient de ma longue confrontation avec le langage photographique et de sa capacité spécifique à agir simultanément sur un ‘ici présent’ et un ‘ailleurs passé’, donc sur une présence et une absence. Le titre même du projet pour Liège Chantier/Marché est double et indique une polarité, deux temps et deux lieux dans une même ville. Le projet sera réalisé à l’aide de deux facteurs : la lumière (la photographie) et le son (les voix). Dans ce cas, la photographie représente la mémoire, c’est-à-dire ce qui n’est plus, le passé, l’intérieur. Le son est le présent, l’âme du lieu, l’extérieur. Ensemble ils confèrent une vie et une identité nouvelles à la catacombe métropolitaine en la transformant en une crypte enchantée dans laquelle l’intérieur et l’extérieur, l’espace et le temps s’unissent de façon immatérielle.

E.L. : Tu as utilisé durant notre conversation les termes de ‘rituel’ et de ‘crypte enchantée’ : ce sont des notions qui ont des liens avec l’univers magique. Je pense que la photographie a toujours un aspect magique, celui de saisir l’instant fugitif et de l’arrêter à jamais, celui de suspendre le temps et d’introduire, comme tu l’as dit, la mémoire ou un ‘temps passé’ dans ‘l’actuel présent’. D’une certaine façon, c’est aussi la fonction des anciens rites qui étaient sensés faire réappara”tre les esprits des ancêtres ou de ‘réactualiser’ les moments sacrés des origines, comme par exemple celui de la Dernière Cène et de la consubstantiation dans la messe catholique. Mais notre époque, ‘désenchantée’ par le capitalisme triomphant et le néolibéralisme mondial, a peut-être besoin de pauses, de travailler avec la mémoire, même si c’est fait dans des espaces isolés, renfermés, coupés du monde extérieur comme cet espace souterrain à Liège.

S.W. : Ritualiser les gestes est une façon de les sortir du ‘tout possible’, de les rendre nécessaires par rapport au lieu et au contexte, d’éliminer la marge ambiguè de gratuité des actes possibles, qui peuvent être infinis mais vains. Ainsi, ma présence en tant que sujet, en ce lieu et à ce moment, acquièrent une nécessité.
Je pense que, d’une part, ce travail est lié aux conditions objectives du lieu, c’est-à-dire au résultat tangible de ce gâchis urbanistique en plein coeur de Liège, à l’effacement de la mémoire, de la cathédrale, du centre historique, des origines de la cité ; d’autre part, il agit sur ce qui est, ici, aujourd’hui, sur le présent, en générant de l’intérieur un espace enchanté, capable d’absorber les nombreuses blessures, les cicatrices, les scléroses du concept d’une ville transformée en pure fonction d’usage. Par ‘enchanté’ j’entends ‘suspendu’, riche en liens sensibles, immatériel, fait de temps et d’espaces paradoxaux et harmoniques en même temps, où les choses sont et ne sont pas, révélant le possible. Mon défi est de ne toucher à rien, d’introduire des signes discrets et insaisissables, de faire de la lumière et du son les instruments magiques de cet enchantement.

E.L. : J’aime l’idée que ton intervention est pratiquement immatérielle: les projections lumineuses et le son ne transforment pas physiquement l’espace et pourtant sa perception en est totalement transformée, il acquiert d’autres dimensions et une charge psychologique et sensible nouvelles. Une autre solution aurait consisté à déconstruire ou à réaménager cet espace, en luttant contre sa ‘nature’ (même s’il s’agit d’une ‘nature métropolitaine’, d’une fonction urbaine). Revenons à l’ouverture du fond, là où l’on voit et entend passer les autobus : tu as voulu garder ce passage ouvert, visible, à l’encontre des projets du chantier qui le prévoient uniquement comme porte fonctionnelle. Cette ouverture est un lien ténu entre l’extérieur et l’intérieur, comme un point limite où les deux mondes se rencontrent, même s’ils ne se touchent pas directement, mais uniquement à travers – nommons les ainsi, pour rester dans le ton du rituel – des ‘messagers’, des ‘témoins’ de l’extérieur que sont les véhicules des transports en commun. C’est comme si la soudaine irruption d’un autobus rompait ‘l’unicité’ du ‘ventre’ ou que les sons du marché ne pouvaient être les seuls possibles du ‘monde extérieur’. Les deux mondes ne sont donc pas des mondes abstraits, idéaux ou mentaux, mais il y a toujours l’immixtion du réel, d’un rythme incontrôlable…

S.W. : L’ouverture est réelle. Elle représente la mémoire concrète, la fonction d’usage originale, la véritable raison d’être du lieu. C’est une brèche ouverte sur l’extérieur d’où on ne peut pourtant guère percevoir l’intérieur. Pour les passagers des autobus, cette ouverture donne sur un ventre sombre, un intérieur illisible. Pour ceux à l’intérieur c’est une chance, un lien avec un monde possible, l’ailleurs. Mais aussi un seuil inviolable. Comme tu dis, ‘l’irruption du réel’ est hors de notre contrôle, de notre volonté. C’est en même temps une chance et la négation de ce qui se passe à l’intérieur. Ce qui m’impressionne c’est justement la présence simultanée et l’absolue étrangeté des deux mondes. Cette irruption est un élément dévastateur et fascinant. Il confère de la réalité à l’intérieur enchanté, lui donne substance en le faisant apparaître fuyant et insaisissable, nous mène au ‘marché’ de la vie. Il n’y a qu’un seuil entre le mythe de la caverne de Platon et les souterrains publics de Liège.

E.L. : Je suis curieux de voir comment sera perçue cette intervention par le public liégeois – qui doit avoir une relation à ce lieu ayant longtemps fait l’objet d’un ‘scandale’ dans le cadre de coûteux travaux publics ‘inutiles’ – mais aussi par le public étranger qui le percevra d’abord physiquement. Ce qu’il y a d’intéressant dans la mémoire c’est aussi que chacun porte la sienne avec soi, et que même lorsqu’on parle de mémoire collective, il y a peu de chances que deux ‘images mentales’ d’un même fait se ressemblent. Les notions en jeu sont nombreuses dans ton projet, et leurs relations complexes : technologie, religion, histoire de l’art, travaux publics, communauté et communication… la liste est encore longue et puis, ta métaphore du ‘ventre’ et de la caverne nous renvoient à des sensations originelles…

S.W. : J’ai du mal à imaginer l’auditoire et la salle d’exposition là-bas, je veux dire l’espace tel qu’il est conçu dans l’actuel projet urbanistique. Je comprends la nécessité d’un auditorium, d’une salle polyvalente, d’une galerie d’art, mais je suis davantage intéressé à imaginer la ‘découverte’ – par les visiteurs du Chantier/Marché – d’un lieu transfiguré. La stupeur en voyant quelque chose qui ne ressemble à rien de ce qu’on a traversé en descendant là, même s’il s’agit du même complexe urbain. Comme si, en s’engouffrant dans les viscères d’une ville, un lieu possible se manifestait, un site mis au jour à un moment déjà passé ou qui doit encore venir. Voilà le sens et la valeur de ‘l’irruption du réel’, de l’absurde seuil en béton armé. Voilà la nécessité des autobus jaunes qui foncent là dehors avec leur vrombissement et leur brusque indifférence. Ce sont justement ces présences si familières et au fond banales qui renforcent l’expérience du Chantier/Marché. L’irruption du réel charge le quotidien de valeur symbolique, la vie de nous tous. Mais si un simple autobus peut devenir la métaphore du monde entier, comment apparaîtra alors la Place Saint Lambert ‘métaphysique’ à ceux qui retourneront voir les étoiles en sortant de ‘l’hypercentre de la cité ardente’ ?

Lorsque les projecteurs et les amplificateurs seront éteints pour la dernière fois, la crypte magique redeviendra le souterrain des débuts qui m’a été confié et il ne restera aucune trace apparente du temps passé. C’est ce que je désire. L’oeuvre se sera transformée en mémoire dans l’imaginaire de ceux qui l’ont vécue. Elle sera un petit fragment de leurs images mentales, une particule de mémoire historique de la ville. Elle sera un temps dans le temps. Je crois que ce qui est venu au monde ne meurt pas, mais persiste dans la mémoire, dans les paroles, dans les seuils. Et souvent aussi dans les photographies.